L’héritage de Bridget
Par Mary Ducharme, traduction Chantal Lafrance (octobre 2015)
Si ce n’était pas à cause de documents anciens laissés à l’intérieur de deux vieilles bibles dans une résidence de Westmount, documents ayant été conservés par la famille, l’histoire de Matilda Boyle et de son mari Thomas Kenney aurait été perdue à jamais. Connue sous son autre nom Bridget, Matilda est née en 1798; son mari Thomas est né en 1795 dans une classe sociale complètement différente de la sienne.
En 1996, leur histoire fut relatée aux Archives par Eleanor Porter, résidente de Westmount et descendante de Bridget et Thomas. Bridget Doyle était une fille de famille riche à Dublin; l’histoire raconte qu’”elle n’a jamais eu à ramasser seule sa chemise de nuit”. Elle est tombée amoureuse d’un beau jeune homme qui était le cocher de la famille et ils se sont enfuis ensemble pour se marier. La famille de Bridget avait un sens strict du rang social et ses parents furent furieux qu’elle ait épousé quelqu’un d’inférieur à leur statut. Elle fut déshéritée, sans un shilling.
Bridget et Thomas vécurent pauvrement à Dublin, sans aucun espoir d’améliorer leur sort. Ils ont donc décidé d’immigrer au Canada en 1823. Avant de quitter son pays natal, Bridget souhaita avoir la bénédiction de sa famille et elle la visita une dernière fois avant son départ. Elle fut reçue froidement à la maison familiale et son père refusa de la voir. Elle n’entendit plus jamais parler d’eux.
Durant les trois mois de traversée de l’Atlantique, confinés dans l’entrepont du navire, Bridget et Thomas n’eurent pas le droit de sortir sur le pont pour respirer le grand air. Les rats et autres vermines se promenaient sur les biens des passagers et certains d’entre eux devinrent malades ou moururent de maladies qui se propagèrent aisément dans les espaces de confinement. Chaque famille était si entassée qu’elle devait partager une étroite couchette. Le navire ne fournissait aucune nourriture aux gens de l’entrepont, alors Bridget et Thomas devaient cuisiner dans une cuisine commune sale et dégoûtante.
Ils survécurent à la traversée et s’installèrent à Ormstown où leur premier fils naquit. Quelques années plus tard, ils déménagèrent à Hemmingford sur des terres qui demeurèrent la propriété de la famille Kenney jusque dans les années 1940. Le travail nécessaire à la survie sur une ferme au début du 19e siècle était rude, mais ils souhaitaient que leurs efforts leur profitent au lieu d’en faire bénéficier un propriétaire. Une des tâches les plus difficiles était la production de potasse qui nécessitait de couper des arbres, de les brûler et de bouillir les cendres avec de la soude dans des immenses bouilloires de fer noir. Comme pour plusieurs fermiers de l’époque, la potasse était une de leurs rares sources de revenus, le baril de potasse se vendant 5,00$ à Montréal.
Douze ans plus tard, une tragédie frappa la famille lorsque Thomas fut tué par la chute d’un arbre, alors qu’il n’avait que 40 ans. Cet événement laissa Bridget seule pour gérer la ferme et l’éducation de leurs deux garçons encore jeunes, Thomas, du même nom que son père, et David. L’histoire raconte que Bridget marchait quelquefois près de 40 miles à travers les bois pour atteindre le fleuve St-Laurent en trans- portant un seau d’œufs et un seau de beurre. Elle transportait aussi ses souliers faits main, alors elle ne les portait pas. Arrivée à La Prairie, elle gagnait Montréal par traversier. Elle y restait toute la nuit avec un ami d’Irlande et revenait à pied le lendemain, les seaux remplis de farine et de sucre.
Dans sa vieillesse, Bridget demeura sur sa ferme avec son petit-fils Alfred, jusqu’à sa mort en 1890, à l’âge de 92 ans. Elle aimait fumer sa pipe, une habitude qu’elle avait rapportée d’Irlande.
L’héritage des Kenney à Hemmingford est considérable. Leur fils Thomas devint commerçant du Marché Kenney et fils sur le chemin William à Hallerton. Leur fils Thomas et son épouse Mary Young eurent cinq enfants et, lorsque Mary décéda, Thomas se remaria avec Mary Ann Tinsley et ils eurent six enfants. À travers leurs nombreux mariages, ces enfants sont liés aux familles Keddy, White, Orr, Barr, Young et beaucoup d’autres. Au village, il y eut deux marchés Keddy et Kenny : le premier au “carré Scriver” et le second de l’autre côté de la rue, à l’emplacement de l’actuelle banque CIBC.
Bridget et Thomas, et beaucoup de leurs descendants, sont enterrés au cimetière Atkinson.