Quand Lizzie est venue en ville

par Mary Ducharme, traduction : Mario Leblanc  (février 2017)

Les foules affluèrent à Huntingdon en 1908 pour admirer la nouvelle sensation de l’heure et toucher à cette reluisante merveille métallique. Elles s’éloignèrent un peu quand, après quelques ajustements à l’étrangleur et quelques étincelles, l’engin de quatre cylindres se mit bruyamment en marche. Des chevaux, qui étaient attachés tout près, ruèrent de protestation.

L’assemblage du Ford Model T (surnommé “Tin Lizzie”) prenait seulement 93 minutes à l’usine. Après quelques année, Ford fit quelque chose d’exceptionnel : il coupa le prix de 850$ à 260$, ce qui rendit ce véhicule abordable pour tout un chacun. En 1923, à Ste-Philomène, on recensa une moyenne de 538 automobiles par semaine versus 196 véhicules tirés par des chevaux.

Fred McKough en face du Magasin McKough – 1917

Ross McNaughton dans son article “Automobiles and Garages” dans 200 Years of Hope and Challenge, mentionne que le docteur Walter de Mouilpied fut le premier à posséder une voiture à Hemmingford, un Ford Model T 1916. Cependant, il retournait à ses fidèles chevaux blancs Dolly et John pour faire ses tournées en hiver. Son successeur, le docteur Auguste Abran lui acheta sa voiture en 1923 et il put étendre son territoire de 30 milles! D’autres voitures de cette époque furent la propriété de la famille de George Orr qui transportait le courrier de la gare au bureau de poste et finalement aux maisons. Le garage Orr vendait les pneus Ames Holden : “les meilleurs pneus au meilleur prix”. Environ 300 personnes des environs furent employées dans l’industrie automobile, tel que rapporté dans The Gleaner en 1924. Le Model T se vendait aussi vite que l’usine les fabriquait; son titre de voiture la plus vendue en Amérique du nord a tenu plus d’un siècle.

Le model T était convoité mais pas toujours pratique. Même si Ford avait conçu la suspension de sa voiture pour des routes rurales, qui étaient de véritables bourbiers, les passagers ne pouvaient s’attendre à une randonnée toute en douceur. Les amoureux des chevaux qui aidaient les propriétaires de “Tin Lizzies” prises dans la boue, à se sortir du pétrin, leur suggéraient méchamment de se procurer un “vrai cheval”, les chevaux étant doués pour éviter les trous de boue. En hiver, la voiture était mise sur des blocs dans la grange jusqu’au printemps. Même en été, les voitures étaient couvertes de poussière et de boue, elles dégageaient des vapeurs d’huile, d’essence et de kérosène. Les clous des fers à cheval laissés sur la route, provoquaient de nombreuses crevaisons, mettant fin à des randonnées à des vitesses “casse-cou” de 20 à 40 milles à l’heure, au grand plaisir de ceux qui détestaient les autos. Les villageois affrontèrent de nouveaux dangers puisque les rues très étroites n’avaient pas été conçues pour les automobiles.

Ford produisait des pièces de rechange mais les points de vente se faisaient rare dans les régions rurales. Les câbles de frein et les pédales s’usaient rapidement et se brisaient, les cylindres craquaient et les pneus éclataient. Des mécaniciens compétents qui pouvaient faire face à des moteurs qui surchauffent et à des transmissions, se faisaient rare. Mais Hemmingford pouvait compter sur Thomas McClatchie, qui a installé une pompe à essence sur la rue Frontière (à l’emplacement actuel du Witsend), et sur Gus Miller que fut mécanicien de 1910 à 1930.

La nouvelle technologie a été récupérée par certains: la “Tin Lizzie” s’est retrouvée à tirer des faucheuses de foin et des chariots agricoles. En enlevant une roue et en installant une poulie sur le moyeu, la courroie pouvait faire fonctionner une scie, une batteuse, un convoyeur à grains ou une pompe à eau.

La “Tin Lizzie” a amené de grands changements dans les zones rurales. Plus d’emplois étaient disponibles notamment près des grandes villes. Des routes en meilleur état ont permis une expension de l’économie locale : lait, fromages, pommes et autres produits de l’agriculture. Même la collecte des ordures devenait plus facile, tel que rapporté dans The Gleaner du 8 mai 1924, alors que certains propriétaires de voiture se portèrent volontaires pour transporter les ordures accumulées durant l’hiver.

Les criminels s’adonnèrent à de nouvelles activités, comme le vol de voiture, à tel point que dans les années 30 on a inventé un système d’alarme pour les autos qui faisait entendre “Stop thief!”. Une activité illégale, tolérée à cause de ses bénifices économiques, fut le transport d’alcool au-delà de la frontière durant la prohibition. Le folklore local regorge d’aventures avec des faux-planchers et de faux réservoirs à essence pleins d’alcool. De nos jours, on trouve la “Tin Lizzie” dans des musées. On peut s’amuser à penser que dans un siècle, nos petits-enfants se moqueront des vieilles voitures 2017, qui pourtant nous semblent tellement modernes aujourd’hui …