Quand l’alcool passait la frontière

Par Mary Ducharme, traduction Marie Duval-Destin (édition avril 2016)

archives 2 avril 2016
Ces granges servaient à entreposer l’alcool et à cacher les «chars à boisson» qui attendaient d’aller faire un tour de l’autre côté de la frontière quand la patrouille était ailleurs ou qu’elle regardait ailleurs.

Pendant la prohibition (1920-1923), les habitants de Hemmingford qui vivaient le long de la frontière étaient aux premières loges. Passer de l’alcool en fraude était illégal, mais presque personne ne trouvait immoral d’en profiter quand l’occasion se présentait. L’argent mal acquis mène rarement à des résultats positifs mais pour les fermiers du coin, la contrebande était souvent un second métier qui leur fournissait du cash pour subvenir aux besoins de leur famille et de leur terre ou pour acheter leur premier tracteur.

En mars 1923, on peut lire dans The Gleaner que des bruits inquiétants couraient sur une opération d’envergure qui serait mise en branle pour faire passer des spiritueux vers les USA. Dans Chazy, on disait que des vieilles grosses bagnoles étaient garées dans toutes les cachettes possibles et imaginables. On parlait d’individus louches qui maquil- laient les immatriculations et tra quaient les papiers des voitures et attendaient que la nuit tombe. Il y avait des durs à cuire de la pire espèce qui se moquaient des lois, aussi bien de celles concernant la prohibition que de n’importe quelles autres.

Doté d’un remarquable talent d’entrepreneur pour les affaires louches, Toussaint J. Trombley, connu sous le nom de «TJ», utilisait sa maison du 26 chemin Nichols comme lieu de chargement pour la contrebande d’alcool.. Sa propriété était à cheval sur la frontière. On disait qu’un bootlegger pouvait arriver en voiture jusqu’aux différentes granges ou hangars de Trombley, charger la cargaison en 5 minutes et ler au sud vers des points de distribution, par exemple des wagons à Wilsboro sur lesquels on pouvait lire «foin» «pétrole», ou bien des bars clandestins ou encore au 76 avenue Prospect à Plattsburgh. En fait, aucun douanier n’était en poste dans la région de Hemmingford et la patrouille frontalière n’avait pas assez d’hommes pour être ef cace. Tout fonctionnaire qui savait regarder ailleurs au bon moment trouvait ses poches bien garnies. On risquait bien sûr la prison et la honte. Des «chars à boisson» saisis par les autorités étaient régulièrement mis en vente dans les petites annonces à des prix battant toute concurrence.

archives 1 avril 2016
L’ancienne maison de Toussaint Trombley au 26 Nichols Road à cheval sur la frontière

Le trafic de Trombley nit par devenir tellement contrariant pour les autorités américaines que le secrétaire au Trésor, Andrew W. Mellon, fut pris à parti pendant une session du Sénat pour ne pas avoir engagé suf samment d’agents chargés de veiller au respect de la loi. Le sénateur Brookhart de l’Iowa, un farouche prohibitionniste se rendit à la maison du chemin Nichols et le compte-rendu de ce qu’il avait constaté fut rapporté dans le Plattsburgh Press Republican du 7 novembre 1929: «La maison est bâtie du côté américain de la frontière et, conjointement à la maison se trouve un long hangar dans lequel, selon les douaniers, pourraient tenir cinq voitures. De l’autre côté de la frontière, mais à peine, se dresse un bâtiment qui a l’air d’une grange mais on m’a dit que c’était là qu’il entreposait l’alcool. Que les routes restent sans surveillance pendant 10 minutes et une voiture sort en douce du hangar pour passer au Canada. Il arrive qu’il y ait une arrestation, mais c’est rare».

Fait intéressant à noter, dans un autre article paru dans la Presse, la veille, on lit que ce même Brookhart se plaignait que des sénateurs républicains aient participé à des brosses épiques dans un hôtel de Washington D.C. Au cours d’une réception pour le corps législatif, les invités avaient reçu en cadeau une asque en argent.

En janvier 1931, Toussaint fut déporté du Canada comme individu indésirable et remis aux autorités de l’immigration américaine à Rouses Point. On lui imposa une caution de 7000 $ et il fut accusé par la cour fédérale d’avoir été de mèche avec trois douaniers de Sciota.

La fraude fonctionnait aussi en sens inverse, des USA au Canada. En septembre 1924, une patrouille frontalière spéciale de la Régie des alcools fut mise en place pour arrêter le ot d’alcool qui arrivait au Québec, car un tel ot était considéré comme une véritable entrave puisqu’il diminuait d’autant les taxes que le gouvernement percevait sur l’alcool. La police armée patrouillait le long de la frontière sur des motos équipées de side-cars sans gêner vraiment les fraudeurs. On vendait beaucoup d’alcool au verre ou à la bouteille dans les villages et les petites villes du nord de la Province qui n’avaient pas de magasin de spiritueux. Pour les assoiffés du coin, il existait un «paradis ottant». C’était un bateau ancré à Dundee sur la Rivière aux saumons. Un bateau qui offrait le gîte et le couvert avec orchestre et des centaines de caisses de bière illégales.

Après la prohibition, Toussaint Trombley garda son esprit d’entreprise et il fut arrêté en 1939 pour appartenance à un gang de voleurs et de receleurs de voitures. Sa caution fut de 10 000 $ et il plaida non coupable.

Note : Le TJ en question était un cousin éloigné de Mary Tromblay Ducharme, et sa seconde femme, Dorothy Abare, était une grand-tante du mari de Mary, Richard Ducharme.

Le département des Archives est en train de préparer une étude approfondie sur la façon dont s’est déroulée l’époque de la prohibition dans la région. Si vous connaissez des histoires ou possédez des renseignements sur le sujet, merci de nous contacter à hfordarchives@gmail.com.