Partout de l’eau
texte et photo : Norma A. Hubbard (traduction : Amelie Delisle Van Wijk) (octobre 2020)
Le pont de la Montée Giroux est fermé depuis près de trois ans maintenant et, dans quelques semaines, il sera enfin de nouveau ouvert. Habituellement, nous ne pensons pas au fait que nous traversons un pont jusqu’à ce que celui-ci ferme et, soudainement, nous devons suivre d’énormes détours pour nous rendre à destination. Au cours de ces quelques dernières années de fermeture du pont, j’ai principalement stationné ma voiture à côté du pont se trouvant près de la 202 et j’ai marché jusque chez ma mère. C’était beaucoup plus rapide et je dois dire que c’est toujours agréable de passer du temps sur le pont pour regarder la rivière. Il y a quelque chose de spécial à propos des rivières, et la Rivière des Anglais est très spéciale à mon avis.
C’était lorsque j’étais au primaire que j’ai compris que ce n’est pas tout le monde qui savait nager. Je me souviens avoir demandé à un autre élève «Pourquoi ne sais-tu pas nager?» L’élève a répondu que c’était parce qu’il n’avait pas de piscine. Une piscine? Quel était le rapport avec apprendre à nager? À cette époque, je croyais que tout le monde avait accès à de l’eau douce et que tout le monde apprenait à nager dans une rivière. J’ai passé mes étés dans la Rivière des Anglais qui passe à travers les terres de ma famille. La rivière était pratiquement notre cour. Je n’avais pas compris, à l’époque, à quel point nous étions chanceux d’avoir cette rivière. Mes parents nous avertissaient toujours de nous tenir loin de la rivière au printemps lorsque l’eau était froide et profonde et que le courant était fort. Ils nous disaient aussi de nous tenir loin en hiver puisqu’elle ne gelait jamais complètement et qu’il y avait toujours de l’eau libre dans laquelle nous pourrions tomber et être entrainés sous la glace. D’une manière ou d’une autre, nous n’écoutions jamais, les dangers ne nous semblaient pas réels pour ma fratrie et moi. C’était notre rivière, notre cour. Nous aimions notre rivière, peu importe la saison, ce qui est probablement quelque chose que mon père a compris puisqu’il s’est assuré que nous sachions nager à un très jeune âge.
La Rivière des Anglais est un affluent de la rivière Châteauguay et elle traverse la frontière. Je crois que c’est dans les années 1960 qu’un certain palier de gouvernement a décidé que la rivière devait être draguée et élargie ou redressée, ou quelque chose du genre. J’étais très jeune, mais je me souviens clairement que tous les arbres qui pendaient habituellement au-dessus de la rivière étaient partis, et que les berges étaient maintenant recouvertes de roches. Beaucoup de roches. Les dommages causés par le creusage étaient importants et je ne crois pas que ça a amélioré l’écoulement de la rivière. Des signes du creusage sont encore visibles aujourd’hui sur le rivage, plus de 50 ans plus tard. Au fil des ans, nous avons utilisé les roches pour construire des barrages afin de rendre nos emplacements de baignade plus profonds. Chaque printemps, la rivière effaçait nos barrages, un rappel constant de la puissance de l’eau.
Au fil du temps, les arbres ont repris racine parmi les roches et une diversité de plantes continue de se répandre le long du rivage. Au milieu de l’été, il y a plein de belles fleurs que les insectes peuvent butiner. Des grues et des martins-pêcheurs se régalent des poissons dans la rivière. Les oies et les canards se réjouissent des bons secteurs de nidification le long du rivage. Même si des mouches à chevreuil volent autour de nous alors que nous pataugeons dans la rivière, des demoiselles, des libellules et des papillons le font aussi. Des traces de différents animaux peuvent être découvertes dans le sable mouillé, prouvant que de nombreux animaux viennent s’abreuver dans la rivière. Il est possible de trouver des tortues et des lézards, ainsi que trop de serpents à mon goût. Une rivière soutient une telle biodiversité, que j’espère a été protégée par les barrages que les équipes de construction ont installés pendant la reconstruction du pont.
Au cours des quelques dernières années, la rivière s’est presque complètement asséchée en été. C’est difficile pour moi d’imaginer quelqu’un apprendre à nager dans une eau si peu profonde. Il est encore plus difficile d’imaginer que nous buvions l’eau de cette rivière. Aujourd’hui, lorsque j’observe les eaux boueuses de notre rivière, je me rappelle les lignes de La Complainte du vieux marin de Samuel Taylor Coleridge : «De l’eau, de l’eau, partout de l’eau, Nulle goutte ne nous restait» (traduction de Bertrand Bellet). Alors que ces lignes sont énoncées par un marin entouré d’eau salée et n’ayant pas d’eau douce, elles semblent tout de même appropriées alors que notre eau douce devient de moins en moins « douce » chaque année. Alors que la construction du pont s’achève et que le pont sera ouvert au trafic à nouveau, je suis reconnaissante d’avoir un accès plus facile à la ferme familiale. Toutefois, je suis encore plus reconnaissante de voir l’eau qui y coule en dessous, notre Rivière des Anglais, et de toute l’eau donnant la vie qui s’écoule dans notre région.