Un été escamoté
Le nez dans les archives par Mary Ducharme, traduction par Michèle Fairfield (édition décembre 2010)
Le printemps s’annonçait prometteur à Hemmingford. Fin mai, une masse orageuse s’approche de la vallée du Saint-Laurent avec des températures douces, donnant « un nouvel essor à la végétation » selon le journal Quebec Gazette, comme une herbe luxuriante dans les pâturages. Du blé et des pois vigoureux émergent déjà du sol. Début juin, toutefois, chaque nuit apporte des gels sévères, avec de la grêle, de la neige et des vents glacials. Des blizzards jettent 10 pouces de neige et les bancs de neige sont très hauts. Une brève « vague de chaleur » fin juin et début juillet suscite un certain optimisme. Au moins les récoltes de seigle vont bien. On replante les jardins de famille.
Nous sommes en 1816. L’optimisme s’étiole avec la perte de la plupart des jardins et des récoltes, surtout le blé d’Inde. Lors des grands froids de juillet et août, les animaux de ferme souffrent. Les moutons récemment tondus meurent de froid. Les eaux stagnantes forment une glace de l’épaisseur d’une pièce de un dollar. Les feuilles sont noires, les vergers stériles et de nombreux oiseaux cherchent à se réfugier dans les maisons et les granges. Certains tombent raides morts dans les champs. Les gros manteaux et mitaines de laine se portent tous les jours.
Septembre arrive avec un répit de trois semaines de temps doux. Ceux qui ont de l’argent achètent du foin à prix d’or, d’autres tentent de garder le bétail en vie en le laissant abroutir les arbres. Mais la plupart envoient le bétail au marché car il reste trop peu de fourrage. Au grand désespoir des fermiers, le surplus de bœuf et de porc fait chuter les prix de moitié. Alors que les orages d’hiver se poursuivent en octobre et novembre, la nourriture et l’argent se font de plus en plus rares.
Curieusement, décembre se termine avec du temps doux suivi d’une météo normale durant toute l’année suivante. Robert Seller, dans son ouvrage History of the County of Huntingdon, relate la situation : les femmes du Québec grattent les fonds de barils et les enfants vont au lit affamés. Il faudra attendre les nouvelles récoltes encore longtemps. Les familles sont sauvées par la vente de bois et le bon prix de la potasse, ce qui leur permet d’acheter assez de provisions pour survivre.
Les températures sibériennes de l’été de 1816 s’expliquent par l’éruption du mont Tambora en Indonésie l’année précédente. Les nuages de cendre volcanique sont montés très haut dans la stratosphère, ont encerclé la terre et masqué le soleil. Les basses températures, coïncidant avec le minimum de Dalton — une période de faible activité magnétique du soleil — ont ajouté à la perte d’ensoleillement. La famine a affaibli de vastes populations de par le monde, ouvrant la voie à une pandémie de typhus qui a tué des mil- lions de personnes l’année suivante.